L'espace régional comme l'espace urbain sont actuellement en Tunisie un facteur de développement subi (non maîtrisé) dont l'évolution n'obéit à aucune vision volontariste, ni à l'échelle centrale en l'absence de schémas directeurs et de stratégies partagées et réellement opposables, ni à l'échelle régionale et locale où les préoccupations sont souvent à l'opposé des prescriptions des outils directeurs. Les interventions sur l'espace s'effectuent de façon anarchique au sens où elles ne répondent pas à une vision globale et de long terme : pas d'objectif généraux, pas de stratégies de développement territorial et donc pas de plans d'action cohérents et pertinents. Dans la réalité, on procède à l'envers en commençant par mettre en avant un plan d'action (cf. exemples récents du bassin minier et du gouvernorat de Jendouba) destiné à calmer les colères et frustrations locales, sans pour autant avoir une stratégie globale ni encore moins d'objectifs généraux. Chaque secteur élabore son propre état des lieux et propose ses actions sans se préoccuper de l'interaction de ses actions avec celles des autres secteurs et sans associer les compétences locales : du « top-down » à l'état pur assorti d'œillères sectorielles ! Inutile de chercher des synergies locales entre l'industrie et l'artisanat, entre l'agriculture et le tourisme, entre le patrimoine et la formation professionnelle… Avec cela, on demandera à l'aménagement du territoire de donner une légitimité a posteriori à ce plan d'action en l'intégrant dans un schéma directeur ! Cette démarche « top down » est par ailleurs à l'opposé du processus de décentralisation, inscrit dorénavant dans la constitution, qui court le risque d'être réduit à l'état de PDI (processus à durée indéterminée) comme dans bon nombre de pays africains et Arabes, sur lequel vont surfer les politiques opportunistes. Le local est là pour servir de décharge ou d'alibi au central.
Bien plus grave, le modèle intégré dans l'esprit des décideurs centraux comme de ceux des responsables régionaux est celui du tropisme vers la capitale et vers le littoral. C'est le schéma colonial qui s'est perpétué depuis l'indépendance sous la pression des forces économiques privées et qui s'est traduit par deux schémas nationaux d'aménagement du territoire coupables de délaissement du pays intérieur, sous couvert « d'efficacité économique ». Il est manifeste que les opérateurs privés sont peu soucieux d'équilibre régional ou même de complémentarité régionale. L'investissement devant rapporter le maximum et au plus vite, l'intérieur du pays a été considéré, comme dans le passé colonial, comme un réservoir de main d'œuvre, une ressource de matières naturelles (eau, minerais, substances utiles), un lieu de production agricole, une destination touristique. A aucun moment, ni dans aucun document officiel, le développement endogène n'a été invoqué. Le réseau routier national et le réseau ferroviaire ont été confirmés dans leur configuration polarisée. L'ouverture de l'économie n'a fait qu'aggraver le phénomène puisque ce sont les territoires les mieux dotés en facteurs d'attractivité qui ont reçu le plus d'IDE. L'Etat n'a jamais adopté une attitude proactive visant à investir dans les infrastructures pour entraîner une dynamisation des territoires desservis. Le raisonnement courant est celui de la réponse à un déficit constaté en prétextant le manque de moyens pour ne pas faire en sorte que les infrastructures devancent le développement en servant de facteur d'attractivité.
Face à cette tendance « naturelle » des intérêts privés, la réaction de l'Etat a toujours été une attitude attentiste et de rattrapage des déficits les plus criards. A aucun moment, un aménagement volontariste du territoire tunisien n'a connu de véritables débats, ni encore moins de portage politique de haut niveau. Les études n'ont constitué à ce titre qu'un alibi politique pour calmer les frustrations régionales et locales. Pour preuve, aucun schéma directeur établi depuis l'indépendance n'a connu de validation officielle dans les formes prévues par le CATU. Les études de schémas directeurs trainent en longueur de façon exorbitante sans que pour autant cela se traduise par un approfondissement quelconque ou par une appropriation plus grande de leurs conclusions par les responsables.
Outre la perte de crédibilité et le peu d'efficacité de l'action publique qui découlent de ces logiques et de ces processus, la collectivité nationale se prive d'une réflexion plurisectorielle sur le développement régional et urbain, associant les porteurs de stratégies (institutions, hommes d'affaires, société civile…) et les autorités locales. Elle se prive de ce fait de « projets territoriaux » à moyen et long termes capables de mobiliser les énergies et de rendre confiance aux citoyens comme aux investisseurs et aux compétences. Faute de grands desseins territoriaux, on se contente de naviguer à vue ; or, pour l'organisation de l'espace comme pour toute aventure humaine d'envergure, « l'avenir se prépare ».
La demande d'étude d'un SDA n'est pas aujourd'hui l'expression d'un besoin de la région ou de l'agglomération : l'Etat met en œuvre les dispositions légales précisées par le CATU et ses décrets d'application en finançant et pilotant les études de SDA.
Le CATU précise que « La liste des zones sensibles et des grandes agglomérations urbaines qui nécessitent l'élaboration des schémas directeurs d'aménagement, sera fixée par décret pris sur proposition conjointe des ministres chargés de l'Aménagement du Territoire et de l'Urbanisme après avis du ministre chargé du développement régional, du ministre chargé de l'Agriculture et du ministre chargé du Patrimoine en ce qui concerne les sites culturels, archéologiques et les zones de sauvegarde. Ces schémas sont élaborés par le Ministère chargé de l'Aménagement du Territoire en collaboration avec les départements ministériels intéressés et après consultation des collectivités publiques locales et des services publics concernés. »
Dès le départ, les autorités régionales et locales n'ont donc qu'un avis consultatif à donner sur le schéma directeur qui est sensé engager l'avenir de leur territoire sur le long terme. Les responsables régionaux sont rarement associés à la rédaction (ou même à la validation) des TDR. Bien que le CATU laisse la possibilité à une collectivité publique locale d'initier l'étude d'un schéma directeur sur une portion du territoire dont elle a la charge, à ce jour et sauf exception, cette possibilité n'a jamais été exploitée.
Les responsables régionaux apprennent le lancement de l'étude et le choix du bureau par une correspondance ministérielle qui s'apparente à un diktat. N'étant pas particulièrement au courant ni instruits des présupposés et des attentes du SDA, ils confient le plus souvent son suivi à un fonctionnaire du gouvernorat ou dans le meilleur des cas à un groupe de travail présidé par le SG ou par le DR de l'Equipement. Les responsables locaux sont mis au courant par une lettre ou un message adressé par le Gouverneur.
Les autorités régionales et locales ont un mandat de court terme (5 ans tout au plus) alors que les projets sur l'espace ont des durées de préparation et de mise en œuvre qui dépassent la durée d'un mandat d'élu. Le contraste entre les deux temporalités (celle du mandat politique et celle du cycle de projet) explique pour une large part la désaffection des élus pour les outils directeurs de planification spatiale. Ils leurs préfèrent les outils de courte échéance comme les actions ponctuelles de réhabilitation de quartier dont le bénéfice politique est plus évident.
L'autre caractéristique négative des interventions de l'Etat sur l'espace en Tunisie est son caractère « dé-territorialisé », déconnecté des réalités et potentialités locales. Tout se passe comme si, de Tabarka à Tozeur ou de Bizerte à Ben Guerdane, les mêmes contraintes et les mêmes potentialités doivent identifier des besoins comparables et conduire aux mêmes solutions. Les populations de la commune de Tunis et celles de la plus petite des communes du pays sont considérées par le planificateur central comme ayant les mêmes besoins standardisés, répondant à des normes uniformes, de même que l'habitant des montagnes de Khroumirie ou celui des steppes de Kasserine. Le Sahel, à population fortement agglomérée, est mis sur le même pied que les forêts du Nord Ouest où la population est extrêmement éparpillée. Les diagnostics territoriaux élaborés par les études d'aménagement du territoire et d'urbanisme sont très rarement sollicités par les opérateurs publics sectoriels dans le cadre de leurs exercices de planification. Ces démarches, raisonnements et pratiques opérationnelles découlent d'une vision fonctionnaliste (lié à une démarche centralisatrice de gestion du territoire) où le plan s'oppose au projet, la décision à la négociation, la fonction à la mixité, le sectoriel au global…
Les pratiques courantes de planification urbaine en Tunisie sont, pour une grande partie, encore conditionnées par une approche méthodologique communément définie comme urbanisme fonctionnaliste et caractérisée par un processus linéaire de planification urbaine à travers la séquence « analyse-prévisions-formulation du plan de développement urbain ». L'analyse permet d'évaluer les problèmes d'intervention par rapport à la situation existante; la prévision permet d'évaluer les problèmes induits par les futures transformations de la population et par le système d'utilisation du territoire; enfin, le plan définit la tendance ou la direction vers laquelle il faut guider les transformations du système des établissements humains en les soumettant aux objectifs sociaux, économiques et d'aménagement prévus par le système d'aménagement du territoire.
L'ensemble des opérations qui concourent à la réalisation du processus de planification selon l'urbanisme fonctionnaliste présente donc un tableau théorique et opérationnel parfaitement cohérent, une fois que les principes suivants ont été acceptés : plan-zoning, typologies de services mono-fonctionnels, procédures sectorialisées de financement et de réalisation. Il est cohérent surtout par rapport à la nécessité de contrôler le développement de la ville moderne, puisque, par exemple, le principe de l'isolement fonctionnel et institutionnel des différentes catégories de services, le principe d'indépendance des différentes politiques sectorielles et la relative indifférence du projet face aux conditions de gestion des équipements font qu'il est suffisamment souple pour être adapté aux différentes conditions du contexte.
Intégrer les processus de la planification spatiale dans une démarche réellement concertée
L'ensemble des idées maîtresses qui a caractérisé les pratiques de l'urbanisme jusqu'à très récemment, semble être aujourd'hui entré en crise face à la complexité des problèmes de la ville et de planification des services. On a donc moins confiance dans la rationalité du plan et on commence à sentir le besoin de remplacer l'approche normative par une approche participative et enfin, on prend acte de la nécessité d'intégrer les pratiques de l'urbanisme dans une pratique concertée où l'Administration Publique apparaît comme l'un des sujets, même si elle y joue un rôle fondamental en guidant les interventions vers des finalités sociales. L'expérience des 60 années passées de planification urbaine et territoriale a montré que si l'on n'associe pas les acteurs porteurs de stratégie et les usagers autour de l'administration sensée représenter l'intérêt général, on débouche sur des documents coercitifs ne pouvant servir que de garde-fou. Des documents prospectifs, articulés autour d'une vision et servant de support à de véritables projets de développement ne peuvent émaner que d'une adhésion réelle des véritables faiseurs de territoires que sont les élus, les élites locales et les usagers.
Un axe fondamental de développement des recherches sur le processus de planification spatiale concerne donc l'identification des besoins sociaux et leur traduction en facteurs urbanistiques directement pris en charge sur le plan spatial. Le concept de demande urbanistique a évolué grâce à la prise en compte de l'interaction entre l'offre et la demande, toutes les deux se conditionnant naturellement. L’objectif d’un tel processus serait de remplacer l’approche normative, qui a caractérisé jusqu’à présent l’analyse de la demande, par l’approche participative, dans laquelle la capacité d’auto-détermination (signifiant auto-financement, même partiel) de la demande constitue à la fois l’instrument et l’objectif de l’analyse.
Les méthodologies d’analyse à employer à cette fin sont pour la plupart celles des sciences sociales et des sciences statistico-démographiques, adaptées de façon à être efficaces dans le domaine de la planification urbaine. En particulier, il deviendra indispensable d’abandonner les types d’analyses de la population fortement agrégées en faveur d’une articulation très poussée des divers groupes sociaux porteurs de besoins. La désagrégation des segments de demande permet d’approfondir les connaissances sur la quantité de demande de développement économique et social. Sur la base de ces connaissances, il est possible d’établir des politiques d’intervention fortement sélectives, qui concentrent l’investissement des ressources publiques sur les populations les plus démunies. Pour atteindre les objectifs établis, des bilans sociaux seront à élaborer et auront une structure articulée en trois parties :
Les observatoires du développement urbain qui sont projetés pour les grandes villes du pays doivent jouer à ce titre un rôle fondamental de drainage, de traitement et de restitution des informations sociales et spatiales.
Dans l'attente de la réalisation d'un vœu cher aux opérateurs sur l'espace, qui est celui de la communalisation du territoire national, il est manifeste que les gouvernorats en tant que territoires ont montré de grandes hétérogénéités spatiales. Quand on parle du Gouvernorat de Jendouba, parle-t-on des monts du Mogod et de Khroumirie ou de la vallée de la Mejerda ? A Tataouine, le Dhar et la plaine de l'Ouera n'ont rien à voir l'un avec l'autre. A Mahdia, le littoral et la zone de Souassi s'ignorent totalement. Cette hétérogénéité de l'espace des gouvernorats débouche sur leur incapacité à devenir des espaces de projets. Les déterminismes de chaque morceau du territoire du gouvernorat sont fondus dans une plateforme commune qui concerne l'ensemble du gouvernorat. L'absence de prise en compte des particularités locales caractérise la plupart des schémas directeurs élaborés. Or, peut-on élaborer une vision pour le gouvernorat de Jendouba qui ne soit pas la simple juxtaposition de visions pour chaque espace homogène du gouvernorat ? Est-ce que le gouvernorat est la bonne échelle pour la définition d'une vision ? Et est-ce que pour l'espace homogène, il ne vaudrait pas mieux de parler de projet de territoire construit autour d'un ensemble de projets et de programmes articulés par des objectifs à atteindre ?
Les SDAU d'agglomérations intègreront dans la même logique un nombre entier de délégations, chacune constituée d'un territoire à caractère urbain cerné par un hinterland de plus en plus rural au fur et à mesure qu'on s'éloigne du tissu urbain périphérique. Les approches faites dans le cadre des PDI (qui remplacent les PDUI et les PDRI) ont montré les très fortes interférences et complémentarités entre les deux espaces condamnés à vivre ensemble.
En matière d'aménagement du territoire où c'est l'action de l'Etat qui demeure le principal moteur de l'évolution des choses, les spécificités géographiques et humaines de la Tunisie imposent l'adoption d'un découpage en grande zone écosystémique représentée par les « districts », nouvelle appellation consacrée par la Constitution pour désigner les grandes régions économiques : nord-est, nord-ouest, centre-est, centre-ouest, sud-est et sud-ouest. Les limites et frontières entre districts ne sont pas très déterminantes à cette échelle, car l'objet sera de dégager des visions prospectives fondées sur la perception d'un devenir commun avec une préoccupation de développement endogène.
Corolaire de cette jonction entre le central et le local, la territorialisation des politiques publiques apparaît comme une nouvelle exigence à l'opposé des pratiques actuelles fortement centralisatrices. Par « territorialisation des politiques publiques », il faut entendre non seulement un effort national d'éco restitution en direction des régions pourvoyeuses de richesses naturelles, des efforts de péréquation spatiale ou un renforcement des compétences des entités territoriales, mais surtout des « diagnostics inclusifs » qui devraient faire la part des besoins et attentes des toutes les parties prenantes, un des mérites de ces dernières années étant d'avoir éclaté la notion d'acteur de développement qui englobe désormais les communautés de base, l'associatif, les médiateurs de développement.
Dans cette mise en place des districts, outil de consolidation de la démocratie locale, il s'agit de mettre en garde que l'Etat reste un Etat unitaire, indivisible, mais qu'il se distingue de l'Etat décentralisé par l'existence d'un véritable pouvoir législatif régional. Le rôle joué par la justice constitutionnelle dans le règlement des conflits inévitables entre le centre et la périphérie sera déterminant. Le nouvel Etat, fondé sur l'autonomisation des districts, leur reconnaît une relative autonomie politique, encadrée par la justice constitutionnelle, relevant d'une seule constitution. Le territoire constitue en effet un vaste enjeu pour la gouvernance, et l'enfer sécessionniste est souvent pavé des bonnes intentions de la planification locale.
La planification stratégique est un processus qui permet de définir où on veut aller en explorant les futurs possibles et en permettant de faire les choix les plus judicieux pour atteindre celui qui se rapproche le plus de la vision arrêtée et d’emprunter parmi plusieurs voies possibles celle qui permet d’y arriver avec le maximum de chance de succès. Appliquée au développement territorial, la planification stratégique permet de :
L’approche de la planification stratégique appliquée au développement territorial doit être portée par le Ministère en charge de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire pour dépasser les logiques portées par les politiques sectorielles et les intérêts privés et leurs limites et pour faire émerger des projets de développement qui bénéficient de la convergence et de la cohérence des actions de plusieurs acteurs et dont la mise en œuvre s’appuierait sur une politique de contractualisation et de partenariat.